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Une revenante

— Vous avez l’intention de rester sur le dos encore longtemps ou vous pensez pouvoir vous relever avant la fin de la nuit ? grogna une voix que j’entendis avec soulagement, malgré son timbre bourru.

Décidément, il n’y avait jamais de place pour savourer quelques instants de répit dans ce monde de fous !

— Il se trouve que j’ai traversé plusieurs situations inhabituelles, au cours des dernières semaines, et j’ai besoin de refaire mes forces, annonçai-je fermement. Ne pourrions-nous pas profiter de notre fuite pour nous accorder un peu de repos ?

J’avais posé la question par principe, me doutant fort bien qu’il m’opposerait une fin de non-recevoir.

— Je vous ferai gentiment remarquer que nous ne sommes toujours pas à l’abri des poursuites et des indésirables. Il vaudrait mieux gagner un lieu sûr à la faveur de la nuit. Je vous promets que vous pourrez ensuite vous reposer quelques heures, répondit-il, légèrement insolent.

Si j’avais cru percevoir une subtile note de compassion dans sa voix, il avait rapidement repris son ton revêche.

Résignée, j’ouvris les yeux, ce qui ne changea pas grand-chose de prime abord puisqu’il faisait nuit. Une main se tendit vers moi dans l’obscurité et je la saisis, me hissant debout. Ma vue s’habituait lentement à mon environnement ; je fus même surprise de constater que je voyais particulièrement bien. Je levai les yeux vers la lune pour me rendre compte qu’elle n’éclairait que faiblement, presque entièrement masquée par les nuages.

— Cessez de chercher la source de cette lumière à l’extérieur ; elle est en vous depuis toujours. Cette faculté de voir la nuit, presque aussi bien qu’en plein jour, est un don d’Àlana à ses Filles, puisque celles-ci appartiennent à l’astre nocturne. La déesse juge cette faculté nécessaire à la protection des passages et de vos longues vies. Croyez-moi, vous en retirerez des avantages insoupçonnés.

Quelque chose dans l’inflexion de sa dernière phrase me donna la chair de poule. Je le regardai attentivement, pratiquement certaine qu’il y voyait aussi bien que moi. Tant de choses chez cet homme étrange relevaient du mystère. Plus je le côtoyais, plus je trouvais qu’il ressemblait à une version masculine des Filles de Lune. Cela n’avait aucun sens… Pourtant, le fait qu’il soit à la fois Cyldias et Être d’Exception ne suffisait pas à tout expliquer ; je percevais autre chose sous la surface sans parvenir à mettre le doigt dessus. Je n’osai pas m’y attarder, de crainte que la paix tacite, ô combien fragile, qui régnait entre nous ne se désagrège subitement. De toute façon, des choses beaucoup plus urgentes requéraient mon attention. Madox, par exemple. Ce fut ma première question, après que j’eus récupéré mon sac et que nous nous fûmes mis en marche.

— Savez-vous où est Madox ?

— Il a regagné son refuge, à la limite des Terres Intérieures, afin d’y panser ses blessures. Sa « rencontre » avec les forces qui gardent l’entrée du sanctuaire lui a fait plus de torts qu’il ne l’aurait cru. Une aide extérieure lui était nécessaire pour éviter que le mal ne se rende trop loin. Ne vous en faites pas, il sera entre bonnes mains. Il nous rejoindra dès que son état le lui permettra, c’est-à-dire dans plus ou moins une semaine.

La pensée m’effleura que, si tout se déroulait comme je le souhaitais, j’aurais quitté ce monde de fous dans une semaine. J’espérais avoir regagné mon univers civilisé à ce moment-là et m’être débarrassée de l’encombrant fardeau qui grandissait en mon sein. Alexis interpréta vraisemblablement mon mutisme comme de la tristesse et se fit étonnamment rassurant.

— Ne vous inquiétez surtout pas pour votre frère. Il a vu bien pire au cours des dernières années. Il a simplement sous-estimé les pouvoirs des Filles Lunaires et de leur sanctuaire. Ses expériences passées auraient pourtant dû lui apprendre à se méfier…

J’allais lui demander ce qui était arrivé à Madox exactement, mais la pensée soudaine des coups de fouet que lui-même avait reçus me fit m’enquérir de sa santé.

— Je suis désolée pour le fouet. Quoi que vous en pensiez, je n’ai jamais souhaité vous voir souffrir. Je…

Il m’interrompit, visiblement embarrassé.

— Oh ! C’est moins pire que ça en a l’air. Même si c’est douloureux, il aurait fallu plus que quinze coups pour faire des dégâts permanents. Je dois tout de même reconnaître que Rufus a un bon bras et qu’il a mis du cœur à l’ouvrage !

Je m’apprêtais à lui proposer mon aide pour panser ses blessures, mais quelque chose dans son attitude me retint. Il ajouta :

— Ce n’était pas la première fois que je tâtais du fouet, et certainement pas la dernière, mais je ne me plaindrai pas. Il y a bien pire, croyez-moi.

Cette dernière phrase me donna froid dans le dos. Une vision de son séjour au château me revint subitement en mémoire, mais je n’osai pas lui en parler. Non seulement parce que je n’étais pas certaine d’avoir envie d’entendre la description de ce que Vigor, Mélijna ou Alejandre étaient capables d’inventer comme sévices, mais aussi parce que je lui avais fait méchamment savoir, tout dernièrement, qu’il me devait sa libération. D’ailleurs, nous n’en avions pas reparlé depuis…

Nous poursuivîmes notre route en silence. Si la conversation avait semblé couler depuis notre déplacement instantané, je craignais que le froid ne se réinstalle entre nous. Trop de non-dits et de secrets jetaient de l’ombre sur notre duo ; la trêve ne pouvait pas être éternelle. Je cherchai une façon de renouer le dialogue, tout en tentant de voir où l’on allait. Je venais juste d’éviter une dépression du sentier quand je réalisai que ma situation n’était pas celle que j’avais espérée.

— Pourquoi devons-nous continuer à pied alors que j’aurais dû me retrouver directement chez Morgana ?

La franchise d’Alexis me surprit.

— C’est ma faute. Comme vous le savez déjà, la plupart des gens capables de voyager ainsi ne peuvent le faire que vers des endroits qu’ils ont préalablement visités. Je ne me suis jamais rendu jusqu’aux monts qui abritent le repaire de Morgana, je ne peux donc pas m’y rendre directement.

— Mais en tant que Fille de Lune, je devrais pouvoir le faire. Je me trompe ?

— Non. Le problème, c’est que Wandéline ne voulait pas que vous arriviez seule chez Morgana. Elle a donc dévié votre course pour qu’on soit tous deux au même point et que je puisse assurer votre protection comme il se doit.

Je relevai, perspicace :

— Je croyais que les Filles de Lune ne pouvaient être amenées contre leur gré…

Il poussa un soupir, tout en passant une main dans ses cheveux. Je sentais que sa patience atteindrait bientôt sa limite.

— Je vous signale que Wandéline ne vous a pas amenée à elle ; elle a seulement augmenté la distance que vous deviez parcourir pour atteindre votre objectif. Rassurez-vous, lorsque vous maîtriserez vos pouvoirs, vous pourrez facilement contrer ce genre d’incursion dans vos décisions…

— Avec un peu de chance, j’aurai deux cent dix ans et je n’en aurai plus besoin depuis longtemps ! dis-je, sarcastique.

Bien que j’eus constaté certaines capacités hors du commun chez moi depuis mon passage au sanctuaire, je doutais de parvenir un jour à en utiliser le dixième correctement. À ce moment précis, ma rencontre avec Alana s’imposa à mon esprit. Je racontai aussitôt à Alexis ce que j’avais appris dans la grotte.

Même avec des yeux de chat, il est difficile de voir dans l’obscurité les sentiments que trahit le visage d’une personne. J’étais, par contre, certaine d’une chose : Alexis ne se doutait pas que ma mère puisse être encore en vie. Tout comme Madox, il la croyait disparue depuis bien des années. Je lui demandai s’il savait quelque chose des séjours de ma mère sur cette terre. Il poursuivit sa route comme si je n’avais pas posé de question. Il devait juger qu’il ne lui appartenait pas de me faire ce genre de récit, tout comme mon frère avait évité de discourir sur la vie de mon Cyldias. Je me résignai à attendre de revoir Madox – si je le revoyais, bien sûr. Une fois de plus, le silence reprit le dessus et s’installa résolument pour un très long moment.

Une demi-heure plus tard, je n’osais toujours pas demander si nous étions encore loin de notre destination, craignant de ne pas paraître à la hauteur de la situation. Pourtant, j’étais fatiguée et des nausées m’accompagnaient toujours, fidèles et désagréables. Je sentais que mes jambes ne pourraient me porter encore longtemps, ma résistance physique ne valant guère mieux qu’à ma sortie du château. Alors que je m’apprêtais à proposer un temps d’arrêt pour pouvoir récupérer un peu, Alexis s’arrêta brusquement. Un pas de plus et je lui fonçais dessus ! Je retins une exclamation de surprise et m’enquis à voix basse de ce qui se passait. Il se retourna sans me regarder, cherchant je ne sais quoi dans l’obscurité, derrière moi. Je ne voyais pas ce qu’il espérait trouver puisque nous cheminions sur une plaine déserte depuis un certain temps déjà et que rien n’était visible à des lieues à la ronde. J’eus beau scruter la noirceur et tendre l’oreille, je ne vis ni n’entendis rien de particulier. Que des insectes et le lointain sifflement du vent. Un chuintement m’indiqua qu’il venait de sortir son épée de son fourreau. Cela ne me disait rien qui vaille ! Je fis le vide dans mon esprit, puis me concentrai pour canaliser mon énergie – enfin, le peu qu’il me restait – sur lui, tentant une première expérience consciente de télépathie.

— Qu’est-ce qui se passe exactement ? demandai-je.

La réponse me parvint si vite que je sursautai. Je serrai instinctivement son bras, sur lequel j’avais inconsciemment posé ma main quand il s’était arrêté.

— Je perçois une présence, mais je suis incapable de la localiser dans notre environnement ; sa magie dépasse la mienne, et de beaucoup. Peut-être pourriez-vous le faire. Normalement, vos pouvoirs devraient maintenant vous le permettre…

Comme moi, il semblait douter que je puisse être capable de la moindre magie digne de ce nom.

— Je veux bien, répondis-je, mais je n’ai pas la plus petite idée de la façon de procéder. Voyez-vous, mes supposés pouvoirs ne viennent pas avec la marche à suivre, ajoutai-je, acerbe.

Que n’aurais-je pas donné pour me sentir moins dépendante et plus efficace !

— Fermez les yeux et concentrez-vous sur votre environnement, m’encouragea Alexis, luttant contre l’exaspération. Vous percevez ma présence parce que vous savez que je suis là, mais aussi parce que votre corps et votre esprit la ressentent.

Curieusement, je comprenais ce qu’il voulait dire, mais j’aurais été bien en peine d’expliquer pourquoi et comment.

— Il vous faut chercher la même sensation, mais plus loin, tout autour de vous. Imaginez que vous cherchez quelqu’un dans le noir et que vous ne pouvez vous fier qu’à vos sens. Rien…

— Taisez-vous, le coupai-je de vive voix, inconsciente de la brusquerie de mon ton.

Il se tint instantanément coi. Je sondai les alentours sans vraiment m’en rendre compte. Je me sentais bizarre et présumai que c’était ce que signifiait l’expression « entrer en transe ». Au bout de quelques minutes, j’eus l’impression que mon esprit quittait mon corps et survolait la plaine où nous nous trouvions. Je voyais tout d’en haut, même ma propre personne, presque aussi clairement que sur le coup de midi. Il me fallut peu de temps pour trouver ce qu’Alexis percevait, mais un peu plus pour bien assimiler cette vision et, surtout, m’en détacher. J’eus deux surprises plutôt qu’une et lorsque je revins sur terre, au propre comme au figuré, je portai une main à ma bouche, les yeux ronds, la chair de poule hérissant tout mon corps. Alexis comprit que j’avais réussi là où il avait échoué.

 

* *

*

 

Sans avertissement, Andréa, qui récupérait toujours de sa longue incarcération, avait brisé la cellule temporelle qui la protégeait du monde extérieur et qui la préservait de l’écoulement du temps. Derek, qui somnolait à ses côtés, lui tenant compagnie depuis plus de trente-deux jours maintenant, avait sursauté. Il avait immédiatement tenté de recréer la cellule, mais la magie de sa « protégée » avait retrouvé suffisamment de vigueur pour entraver à nouveau la sienne. La Fille de Lune avait tourné ses grands yeux dissemblables vers lui et avait seulement fait « non » de la tête, en silence. Sans même une explication, elle s’était soudain mise à réciter d’étranges incantations, dans le langage de ses semblables, jusqu’à ce que son corps devienne translucide. Derek comprit qu’il ne lui restait plus qu’à attendre son retour ; elle avait quitté son enveloppe charnelle pour une destination connue d’elle seule. Il se demanda qui pouvait bien nécessiter un déplacement comme celui-là alors qu’elle n’avait pas encore pleinement récupéré. C’était d’ailleurs l’une des choses qu’il ne comprenait pas. Pourquoi, après plus de quatre semaines de repos total, sa « protégée » ne parvenait-elle toujours pas à reprendre ses forces ? Elle sombrait constamment dans une profonde léthargie, créée par ses Âmes régénératrices pour sa survie ; elle ne parlait pas, excepté dans son sommeil, ne mangeait que du bout des lèvres et sa magie n’atteignait que le dixième de ses capacités réelles. Il doutait même parfois qu’elle l’ait reconnu.

À quelques reprises, il avait eu envie de demander de l’aide, mais il ne savait pas vers qui se tourner pour ne pas compromettre la sécurité de l’Insoumise. Il ne connaissait même pas l’identité de la personne qui avait permis à Andréa de s’échapper. Il aurait donné cher pour que la voix masculine qui l’avait guidé lors de son arrivée dans ce lieu se manifeste à nouveau pour lui indiquer ce qu’il fallait faire.

Pendant que Derek réfléchissait, Andréa se débarrassa, non sans d’immenses difficultés, du sorcier qui s’apprêtait à attaquer Naïla et Alix. Heureusement, l’effet de surprise avait joué en sa faveur. Elle ne put cependant sauver les amis du Cyldias. Ceux-ci perdirent la vie aux mains d’êtres qui accompagnaient le mage noir. Elle songea avec tristesse au nombre de vies sacrifiées pour le bien d’une cause et en eut la nausée. Elle n’arrivait toujours pas, même après plus de vingt ans passés sur cette terre, à accepter que des innocents meurent uniquement parce qu’ils avaient choisi d’embrasser la cause du bien. Elle ne voyait rien de noble à mourir pour ses convictions ; à son avis, cela relevait plus du gâchis.

Elle s’assura que Naïla et son Cyldias ne risquaient plus rien à poursuivre leur route et se préparait à retourner dans son refuge, quand elle perçut la présence de sa fille, tout près. Elle aurait pu disparaître, mais elle choisit de rester, ne serait-ce que quelques secondes, pour voir la jeune femme. Cette dernière ne s’attarda pas, malheureusement, trop surprise par la vision de sa mère. Sans plus attendre, Andréa regagna le repaire de son ancien Cyldias, cherchant toujours le moyen de lever le sortilège de Raient qu’Oglore lui avait jeté. C’était l’un des seuls sorts, avec celui qui altérait la mémoire, que la sorcière des gnomes pouvait lancer avec suffisamment de puissance pour qu’il ne puisse être inversé que par un être particulièrement puissant. Que n’aurait-elle pas donné pour savoir où se trouvait Kaïn en ce moment même…

 

* *

*

 

L’homme que l’Insoumise aurait tant voulu voir avait été à moins de cent mètres d’elle quelques minutes plus tôt. Sa présence était due, comme celle d’Andréa, au désir de s’assurer que Naïla arrive chez Morgana sans encombre. Trop absorbée par sa volonté de se débarrasser de Saul, puis par celle d’apercevoir sa fille, elle n’avait pas perçu la présence de l’hybride. Tant mieux ! Kaïn ne se sentait toujours pas prêt à affronter sa colère, même si elle s’avérait pleinement justifiée ; il avait encore besoin de temps. Par contre, il lui donna un coup de main à combattre Saul, sachant que les pouvoirs d’Andréa ne seraient pas à la hauteur de ceux de son ennemi. Connaissant son orgueil, il avait cependant fait en sorte de l’aider sans qu’elle s’en rende compte…

 

* *

*

 

Saul rageait. Le sorcier avait si bien préparé son coup qu’il n’en revenait toujours pas d’avoir été défait par l’Insoumise. D’où sortait donc cette femme que tous croyaient morte ? Par quel miracle était-elle encore capable de nuire autant ? Pourquoi était-elle indétectable, au contraire de toutes les autres Filles de Lune, même les maudites ? La puissance qu’il avait acquise au cours des dernières années aurait dû suffire à la réduire en miettes, surtout qu’elle ne paraissait pas au meilleur de sa forme. Que s’était-il passé ? Il allait devoir trouver un autre moyen de mettre la main sur la dernière descendante maudite sans faire connaître son existence. Il ne se terrait pas depuis si longtemps pour rien…

 

* *

*

 

— Où est-elle ? demanda Alexis à voix basse, soudainement plus nerveux.

— À quelques centaines de mètres derrière la colline, juste à l’orée d’une forêt où fume une cheminée, lançai-je dans un grand état d’énervement.

— Pas possible ! Comment a-t-elle su que nous étions ici ? Wandéline m’avait pourtant juré de rendre notre présence impossible à déceler aux yeux de cette harpie pendant plusieurs heures. Comment…

— Ce n’est pas Mélijna qui est là-bas. Vous vous trompez complètement, chuchotai-je, frôlant l’hystérie.

— Si ce n’est pas Mélijna, qui est-ce alors ? se buta mon Cyldias dans un froncement de sourcils. Je ne crois pas que la vue de Wandéline puisse vous mettre dans un état pareil. Et à part ces deux sorcières, je ne vois pas qui aurait encore autant de pouvoir dans notre monde…

Je cherchais mes mots, comme si ce que je m’apprêtais à lui dire était tellement invraisemblable que je ne pouvais trouver les paroles justes. Il s’impatienta, arguant que si nous étions en danger, chaque seconde comptait. Je hochai la tête, pour lui signifier l’absence réelle de menace, avant de prendre une grande inspiration et de lancer d’une traite :

— Ce-n’est-pas-Mélijna-que-j’ai-vu-c’est-ma-mère-et-l’homme-qui-…

Ce fut à son tour d’ouvrir de grands yeux ronds et d’avoir l’air un peu niais.

— Vous en êtes certaine ? s’enquit-il un peu stupidement tout en rengainant son épée.

— Je suis capable de reconnaître ma mère, même après toutes ces années. Pour qui me prenez-vous ? hurlai-je, ne me contenant plus.

Des deux personnes que je venais de voir, c’était ma mère qui méritait toute mon attention. L’autre pouvait bien attendre… Cette vision m’avait fascinée, mais aussi inquiétée. En la voyant, un souvenir m’était revenu en mémoire, vif comme le passage d’un éclair. J’avais déjà vu ma mère dans un état semblable à celui où elle m’était apparue, c’est-à-dire maigre et en haillons – il ne manquait que des chaînes à ses chevilles –, mais je n’arrivais pas à me rappeler où et quand. Je racontai tout cela à Alexis, tandis que nous reprenions la route. D’après mon compagnon, la fumée que j’avais aperçue provenait de la chaumière où nous nous rendions. Alexis saisit en un instant à quoi je faisais allusion.

— Vous ne seriez pas restée seule avec Oglore, par hasard, lors de votre visite chez les gnomes ?

— Je ne sais pas, répondis-je avec franchise.

Puis je me rappelai soudain ce que m’avait dit Madox, à ma sortie de la salle du trône de Phénor. En quelques mots, je résumai ce dont je me souvenais. À la fin de mon court récit, Alexis poussa un soupir résigné, mais aussi mécontent.

— C’est bien ce que je pensais ! Je suis surpris que Madox ne l’ait pas compris aussi. Quiconque connaît un peu les gnomes sait que l’Oulbe – un puissant sortilège qui altère la mémoire – est le plus efficace que puisse lancer leur sorcière…

— Il devait penser à sa sœur, l’excusai-je.

— Sa sœur ? répéta Alexis, tombant des nues.

Au cours des derniers jours, au lieu de nous piquer l’un l’autre, nous aurions été plus avisés d’échanger des informations pertinentes. Cela nous aurait évité d’avoir à le faire maintenant… J’expliquai donc :

— Sa sœur, Laédia, est sous l’emprise d’Oglore et de Phénor à cause de deux gnomes qui se seraient autrefois mis dans le pétrin et que l’aïeul de Madox aurait éliminés.

— Daméril et Dasca ! souffla Alexis. Mais ça remonte à des décennies… Je me souviens maintenant que Madox m’en avait glissé un mot…

— Il semble que le temps ait peu d’emprise sur le désir de vengeance de Phénor.

— Que s’est-il passé exactement ?

J’achevais de lui détailler l’épisode lorsque nous arrivâmes en vue de la chaumière.

— Cette traîtresse a bel et bien utilisé un sortilège d’amnésie partielle, m’informa Alexis. Elle n’a pas effacé les souvenirs de votre mémoire, mais a plutôt fait en sorte que certains d’entre eux deviennent insaisissables pour une très longue période.

— Existe-t-il une façon de rompre ce charme pour que j’aie à nouveau accès à cette séquence de mon existence qu’elle m’a ravie ?

Malgré la nuit, je devinai une lueur malicieuse au fond de ses magnifiques yeux étoilés. L’espace d’un court instant, je fus subjuguée. Je maudis le sort qui voulait que je sois en train de tomber amoureuse d’un homme inaccessible.

— Les gnomes, semble-t-il, ne comprendront jamais que, quelle que soit l’étendue de leurs pouvoirs dans les souterrains, ceux-ci perdent leur efficacité dès que la personne ensorcelée coupe tout contact avec l’élément dont ils ont hérité la garde. C’est tellement bête que c’en est presque comique !

— Vous voulez dire que je n’ai qu’à plonger dans l’eau et nager pour éviter que mes pieds n’entrent en contact avec le fond pour que cette forme de magie se rompe ?

— Aussi certainement que si elle n’avait jamais existé !

Instinctivement, je regardai autour de moi, cherchant un point d’eau suffisamment grand pour que je puisse y nager à mon aise.

— Vous ne trouverez rien qui corresponde à ce que vous cherchez à des lieues à la ronde. Vous feriez mieux de manger et de vous reposer avant de rencontrer Morgana. Vous pourrez ensuite envisager de conjurer le sort.

Je m’apprêtais à répliquer, mais il m’en empêcha d’un geste, croyant lire dans mes pensées.

— Vous avez certainement très hâte de retrouver votre mère, mais vous ne devez pas oublier que personne ne l’a revue depuis près de douze ans. Il faut d’abord vous occuper de vous, question que vous puissiez lui consacrer toute votre énergie par la suite. Je doute que le fait que vous soyez enceinte penche en faveur d’une action immédiate, conclut-il, un peu excédé.

Au rappel de ma grossesse, j’eus l’impression que les nausées qui m’assaillaient redoublaient d’intensité. Je me précipitai dans les buissons pour rendre le peu que mon estomac pouvait contenir avant de revenir vers mon Cyldias en titubant légèrement. J’en perdis le fil de mes pensées, oubliant momentanément ce dont je m’apprêtais à lui parler. Alexis avait le teint plus pâle et les sourcils froncés. Pas besoin d’un dessin pour comprendre que ma grossesse le rendait très mal à Taise.

— Ça va ? demanda-t-il d’un ton où se mêlaient inquiétude et exaspération.

— Oui, oui, ce n’est rien, répondis-je en passant devant lui, me dirigeant vers l’habitation.

Je n’avais pas envie de discuter de ma grossesse ; cela risquait de me plonger dans des souvenirs que je cherchais davantage à oublier qu’à étaler. Alexis m’emboîta le pas sans dire un mot, respectant le silence dans lequel je me réfugiais, probablement parce que cela faisait aussi son affaire.

Il ne nous fallut que quelques minutes pour atteindre notre destination. C’est à ce moment seulement qu’une étrange sensation m’envahit. Ce n’était pas une présence que je craignais, mais plutôt la découverte d’un malheur déjà survenu. Au bruit derrière moi, je compris qu’Alexis avait ressorti son arme. J’en conclus qu’il devait percevoir la même chose que moi.

La porte de la demeure était entrouverte, un filet de lumière vacillante filtrant par l’entrebâillement. Alexis poussa l’épais panneau de bois avec la pointe de son épée.

— Restez ici. Je préfère y aller seul même si je ne perçois aucune présence vivante.

Je le regardai pénétrer à l’intérieur avec appréhension et continuai de fixer le battant après qu’Alexis se fut soustrait à ma vue. Mon attente ne dura pas très longtemps ; il ressortit bientôt, la mine sombre et le regard lointain. Malgré mes questions, il refusa de me dire ce qu’il avait vu à l’intérieur.

— Nous devrons nous contenter de dormir à la belle étoile avant de reprendre la route vers le repaire de Morgana.

Tout en parlant, il fourrageait dans son sac, cherchant probablement de quoi grignoter. Son regard évitant le mien, je me sentis étrangement mal à l’aise. J’avais clairement perçu une certaine forme de danger tout à l’heure. De plus, je ne comprenais pas pourquoi nous ne pouvions pas dormir à l’intérieur si la demeure était déserte. Les propriétaires ne nous en tiendraient pas rigueur, même s’ils le savaient un jour. Au Moyen Âge, l’hospitalité était beaucoup plus grande que ce qu’elle pouvait être à mon époque. J’étais certaine que c’était la même chose sur la Terre des Anciens. Puis il me vint à l’esprit que ce refus de me dire quoi que ce soit venait de ce que j’avais perçu la présence de ma mère plus tôt. Avant qu’il n’ait pu faire un geste pour me retenir, j’entrai dans la petite chaumière. Le spectacle qui s’offrit à mes yeux, sous la timide lumière d’une bougie achevant de se consumer, me cloua sur place.

La demeure n’était constituée que d’une grande pièce, mais elle était dans un fouillis indescriptible. Les quelques meubles étaient renversés et des traces de lutte, encore bien visibles. Ce n’est pourtant pas cette vision qui alimenta mes nausées, mais plutôt celle des gens qui avaient dû être les propriétaires de l’endroit. Un homme, et une femme étaient allongés par terre, au centre de la pièce. La femme reposait en travers du corps de l’homme, et je compris qu’elle devait avoir trouvé la mort alors qu’elle pleurait celle de son conjoint. L’homme avait toujours son épée à la main, et son corps maculé de sang me fit espérer que sa souffrance avait été de courte durée. La femme avait un poignard enfoncé à la base de la nuque, et je pensai que sa mort avait dû être instantanée. Elle n’avait probablement même pas eu conscience que la vie la quittait, toute à son chagrin.

Deux mains fermes se posèrent sur mes épaules, m’obligeant à faire demi-tour. Je ressortis dans la nuit, le cœur gros et la tête vide, comprenant difficilement ce monde où l’on mourait l’épée à la main. Des larmes de tristesse et de colère me piquaient les yeux. La frustration et l’impuissance faisaient rage en moi à l’idée que des innocents payaient de leur vie pour qu’on puisse mettre la main sur ma personne ou celle d’Alexis. Pourquoi ceux qui avaient fait une pareille chose ne nous avaient-ils pas attendus après leurs crimes si nous étions vraiment ceux qu’ils pourchassaient ? Comment nous avaient-ils retrouvés si vite ? Comme s’il avait lu dans mes pensées, Alexis répondit à mes interrogations.

— J’ignore qui sont ceux qui les ont attaqués, mais ils n’étaient pas de taille face à Andréa, même si elle n’était pas physiquement sur place. Voilà pourquoi vous l’avez aperçue quand vous avez cherché une présence ; elle veillait à ce que personne n’entrave la poursuite de votre quête, dit-il d’une voix éteinte. J’aurais pourtant dû le comprendre.

Un court moment passa avant qu’il n’ajoute :

— Une chose est sûre maintenant : votre mère est bel et bien vivante. Les morts ne peuvent intervenir de cette façon. Ce que je me demande, c’est pourquoi elle revient soudainement. Est-ce que ses conditions de détention – parce qu’elle devait nécessairement être prisonnière – ont changé à un point tel qu’elle a retrouvé une grande partie de ses pouvoirs ? Serait-elle libre sans que personne ne le sache ?

Je ne savais si je devais me réjouir qu’il me croie enfin ou me désespérer de ne pas avoir tenté d’entrer en contact avec ma mère quand l’occasion s’était présentée.

— Nous ne pouvons pas faire de feu ; il faut absolument éviter d’attirer l’attention. Ce devait être des hommes sous les ordres d’Alejandre, eux aussi. Ils ne doivent pas avoir fui bien loin et reprendront sûrement la chasse très tôt demain. Il ne nous reste donc que quelques heures de sommeil avant de nous remettre en route, me rappela-t-il.

Il surenchérit, en marmonnant :

— Comment ont-ils su que nous passerions ici ? Wandéline m’avait pourtant promis sa protection…

Il secoua la tête et se massa énergiquement les tempes, visiblement dépassé par les événements. Alors que je tirais ma couverture de mon sac de voyage, l’être que j’avais aperçu aux côtés de ma mère me revint brusquement à l’esprit.

— Qui donc est l’homme que j’ai vu lorsque j’ai touché la pierre de voyage, avant mon départ de Brume ? lançai-je tout à trac.

Durant un moment, mon Cyldias me regarda, faisant vraisemblablement semblant de ne pas comprendre. Épuisée, et surtout excédée de toujours me retrouver dans des situations rocambolesques, je n’avais vraiment pas besoin qu’on me nargue en plus. J’explosai :

— Ne faites pas celui qui n’a pas compris ! Il y a trois jours exactement, j’ai mentionné un homme aux cheveux châtains bouclés ayant six doigts à la main gauche, des oreilles en pointe et tenant une cordelette au bout de laquelle pendait une espèce d’amulette. Vous et Madox avez comploté à voix basse sans vouloir nous dire, à Yodlas et à moi, qui il était. Maintenant, j’exige que vous me disiez la vérité.

À ma grande surprise, Alexis ne bougea pas d’un poil devant mon agressivité. Il s’adossa à un arbre et leva les yeux vers le ciel. Les étoiles semblaient se réfléchir dans ses yeux étranges. Il se passa une main dans les cheveux, recommença son manège une deuxième, puis une troisième fois. L’indécision se lisait clairement sur ses traits. Les minutes s’écoulaient, interminables.

— Pourquoi ? Pourquoi vouloir savoir ça maintenant ? demanda-t-il finalement.

— Parce que cet homme était sur la plaine avec ma mère, dis-je d’une voix dure, toujours sous l’impulsion de la colère. Crachez donc le morceau qu’on en finisse…

Il ouvrit d’abord de grands yeux étonnés, avant de froncer les sourcils. Puis ses yeux rétrécirent jusqu’à ne devenir que deux minces fentes.

— Vous êtes sûre que c’est le même homme ? Vraiment sûre ? Après tout, vous n’avez eu qu’une vision de lui sur Brume et là…

Je l’interrompis, hors de moi :

— Vous êtes d’une telle mauvaise foi ! Si je vous dis que c’est lui, c’est que c’est lui ! Cessez de tourner autour du…

— D’accord, d’accord, calmez-vous, me coupa-t-il d’un ton encore plus acerbe que le mien. Je veux bien vous dire qui c’est, mais je doute que vous compreniez réellement la portée de ce que vous avez découvert…

Et voilà ! Il me prenait encore pour une attardée ! Faisant un effort visible de patience, il se lança néanmoins :

— L’une des premières histoires qu’on entend, quand on vit dans un environnement suffisamment en contact avec la vie secrète de la Terre des Anciens, c’est celle de Kaïn.

Alexis marqua une pause et tourna à nouveau son regard vers le ciel, comme s’il allait y puiser la force nécessaire pour continuer. Je ne me tenais plus d’impatience. Se passant à nouveau une main dans les cheveux, il reprit, mais sans se retourner vers moi.

— La légende des Anciens raconte que lors du dernier affrontement entre Darius et Ulphydius, il y avait des témoins, contrairement à la croyance populaire. Trois Sages extrêmement puissants, qui formaient la garde rapprochée de Darius, avaient suivi ce dernier jusqu’au Sommet des Mondes, espérant, en cas de besoin, le seconder contre Ulphydius. Mais il est dit que le grand mage noir, voyant que Darius n’était pas venu seul, punit les trois effrontés dans un accès de rage ; il les enferma individuellement dans une prison translucide. Ils ne pourraient plus bouger ni parler, n’auraient plus faim ni soif, mais ils garderaient conscience de tout ce qui se passerait aussi longtemps que durerait le sortilège, c’est-à-dire éternellement. Le vieillissement n’aurait pas non plus d’emprise sur eux et leur corps resterait exactement le même. Ulphydius les a condamnés à une forme de léthargie éveillée. Punition cruelle s’il en est une. Toujours selon la légende, Darius, sentant la fin venir au cours du duel, aurait dispersé les trois blocs transparents dans trois endroits différents de la Terre des Anciens, transmettant par télépathie à des êtres dignes de confiance des indications précises pour les retrouver. Il espérait que d’aucun parvienne un jour à les libérer.

— Je ne vois pas…

— J’y arrive, fit-il, sans même un regard dans ma direction. Deux des trois Sages avaient à peu près le même âge que Darius, mais le troisième n’avait que dix-neuf ans. C’était un Déûs extrêmement doué que le mage avait pris sous son aile quand il avait découvert l’énorme potentiel du garçon. Étonnamment, celui-ci n’était âgé que de dix ans quand il avait été conduit au grand Sage. Les années avaient ensuite donné raison à Darius, qui avait d’abord dû affronter de nombreux détracteurs, lesquels trouvaient ridicule de consacrer autant d’énergie et de volonté à former un gamin alors que des Êtres d’Exception tout aussi talentueux devaient attendre plusieurs années avant d’avoir accès à une véritable formation. Par la suite, tous perçurent le jeune homme comme le successeur de Darius. Il s’appelait Kaïn.

Alexis soupira et je me demandai pourquoi le fait de raconter cette histoire le dérangeait autant.

— Le chaos qui suivit la disparition de Darius et d’Ulphydius fut tel que l’histoire des trois Sages sombra pratiquement dans l’oubli. Ce n’est que bien des années plus tard que des Êtres d’Exception et quelques Sages partirent enfin à la recherche de leurs confrères disparus. Ils trouvèrent sans problème les deux plus vieux, toujours enfermés, et les ramenèrent avec eux. À ce jour, ils sont toujours prisonniers ; je les ai vus personnellement. Personne n’a encore réussi à les délivrer et bien peu de gens connaissent l’endroit où ils sont cachés ou sont même au courant de leur existence.

— Mais le troisième a disparu et sa description correspond à celle de l’homme que j’ai vu lorsque j’ai touché la pierre lunaire, énonçai-je, certaine de ne pas me tromper.

Je commençais à saisir ce que ces explications pouvaient impliquer. Alexis abandonna enfin la contemplation de la voûte étoilée pour poser les yeux sur moi. Il semblait toujours étonné que je sois capable de réfléchir, ce qui avait le don de me mettre hors de moi. Je m’abstins cependant de lui en faire mention. J’avais trop hâte d’entendre la suite.

— Effectivement. En fait, la seule différence entre la description que vous avez donnée et celle que nous connaissons, Madox et moi, concerne l’âge de cet homme. À l’époque de Darius, il avait dix-neuf ans, alors que vous affirmez avoir vu un homme d’une quarantaine d’années. Si c’est lui, ce qui est probable puisque rien n’est impossible sur cette maudite terre, cela implique que quelqu’un, quelque part, a réussi à le sortir de sa prison – ou qu’il en est sorti seul, mais j’en doute. Et si quelqu’un possède effectivement assez de pouvoirs pour l’avoir tiré de sa fâcheuse position, pourquoi n’a-t-il pas fait de même pour les deux autres dont il doit certainement connaître l’existence ? Et pourquoi Kaïn ne l’a-t-il pas fait, lui non plus ? Les Sages, à l’image des Filles de Lune, sont capables de repérer leurs semblables où qu’ils soient sur la Terre des Anciens. Et pourquoi n’a-t-il pas revendiqué la place qui lui revenait de droit ? Il devait nécessairement savoir où se trouvaient les Trônes mystiques. Si vous n’avez pas surévalué l’âge de l’hybride, il y a plus d’une vingtaine d’années déjà qu’il a quitté sa prison cristalline. Je ne sais pas si…

J’interrompis son monologue de questions pour pouvoir poser la mienne.

— Qu’est-ce que vous croyez qu’il faisait sur la plaine ?

Il détourna son regard et répondit trop rapidement :

— Je ne sais pas…

Je changeai d’approche.

— Vous croyez qu’il détient réellement le talisman de Maxandre ?

Alexis se passa à nouveau une main dans les cheveux en soupirant. Sa réponse n’en fut pas vraiment une.

— Si jamais c’est le cas, la situation est encore pire que je ne le pensais.

— Pourrait-il être…

Alexis me coupa d’un geste brusque, visiblement excédé.

— Ça suffit comme ça ! On ne va quand même pas passer la nuit à discuter de ce bougre d’homme ! Ça ne changerait d’ailleurs pas grand-chose à notre situation. Il nous faut dormir, alors dormons !

Sans plus rien ajouter, il déploya sa couverture à même le sol rocheux de la clairière. La discussion semblait close. Tant bien que mal, je m’installai à mon tour sur le sol inégal, cherchant en vain le sommeil, la tête trop pleine. La nuit était plus fraîche que je ne l’avais cru et le fait d’attendre dans l’immobilité me fit bientôt claquer des dents. Je frissonnais de froid et d’épuisement. Je remontai mes genoux vers mon menton et les entourai de mes bras, cherchant ainsi à garder le peu de chaleur que mon corps affaibli parvenait encore à produire. Mes efforts se révélèrent vains et le claquement de mes dents ne fit que s’accentuer, malgré ma volonté de me faire discrète. J’espérais qu’Alexis avait déjà trouvé le sommeil et qu’il n’avait conscience de rien, mais je le soupçonnais de réfléchir encore à l’histoire de Kaïn. Un mouvement sur ma droite m’apporta bientôt la réponse à mon interrogation. Mon compagnon de voyage s’était déplacé, étendant sa couverture juste à côté de la mienne, avant de me demander de m’y glisser.

— Mais je ne veux pas que vous geliez ! protestai-je.

— Ne vous tourmentez pas pour moi, affirma-t-il, une rare douceur dans la voix. Je ne compte pas dormir sans couverture même pour une femme aussi importante que vous. Allez ! Pas de discussion si vous voulez que nous ayons un peu de temps pour nous reposer.

J’obtempérai, trop épuisée et frigorifiée pour protester davantage. À peine avais-je roulé sur sa couverture qu’il se glissait à mes côtés et ramenait ma propre couverture-sur nous. Il se lova dans mon dos, son corps épousant étroitement le mien et lui communiquant sa chaleur. Je me sentis instantanément mieux, me demandant comment il pouvait dégager comme une chaleur de fournaise dans cet environnement glacial.

— Et maintenant, dormez ! dit-il de son ton revêche.

Je souris dans l’obscurité. Décidément, il était incapable de faire preuve de gentillesse envers moi sans aussitôt en éprouver une forme de remords. Il tenait mordicus à garder ses distances, même si la vie et les circonstances en avaient décidé autrement. D’un certain point de vue, c’était enfantin ; ce comportement me rappelait celui des cégépiens qui tentaient de se convaincre qu’ils n’éprouvaient rien pour quelqu’un avant de s’avouer vaincus après bien des efforts inutiles pour l’éviter. « Ne tentes-tu pas de te persuader que c’est ce qui se produit pour ne pas avoir à t’avouer que tu es réellement un embarras pour lui et qu’il n’a aucun intérêt pour toi, si ce n’est pour se servir de ce que tu es ? » J’ordonnai à la petite voix désagréable de ma conscience de se taire et sombrai rapidement dans le sommeil, ma tête reposant sur le bras d’Alexis, son souffle chaud caressant mon cou, et son autre bras, rassurant, entourant mon corps.

Alix resta éveillé longtemps après que Naïla se fut endormie. L’histoire de Kaïn le préoccupait drôlement bien avant que la Fille de Lune en fasse mention, il se doutait déjà que le Sage n’était plus enfermé et qu’il vivait réellement quelque part sur la Terre des Anciens. Par le passé, le Cyldias avait quelquefois aperçu l’émule de Darius dans ses rêves prémonitoires et, à trois reprises au moins, il avait capté près de lui une aura magique d’une puissance phénoménale. Toutefois, il ne parvenait pas à se réjouir de cette résurrection. Il avait même plusieurs raisons de se méfier de l’homme. Si ce qu’il avait autrefois découvert était véridique, les ennuis ne faisaient que commencer…

 

* *

*

 

Je me réveillai à l’aube, plutôt bien portante, malgré cette courte période de repos. Le torse d’Alexis se soulevait doucement dans mon dos, au rythme de sa respiration. Je ne bougeai pas, de peur de le réveiller, mais mes membres engourdis souffraient d’attendre pour se détendre de leur position nocturne. J’essayai donc d’en changer le plus délicatement possible, mais je ne réussis qu’à moitié. À ce moment, la main d’Alexis se glissa sans douceur sous ma jupe. Je me figeai sur le coup, mais j’attendis, hésitant entre la curiosité et l’envie de le repousser. Je remuai tout de même pour m’éloigner un peu, sans grande conviction. Sa main remontait maintenant le long de ma jambe avec une hâte qui n’avait rien de tendre ou de sensuel. Ses gestes témoignaient même d’une certaine impatience. Je ne parvenais toujours pas à prendre une décision quant à la conduite à adopter ; l’ange et le diable se disputaient dans ma tête. Ce furent les paroles d’Alexis qui tranchèrent finalement pour moi, alors que je tentais discrètement de m’éloigner encore un peu.

— Reste donc tranquille, Marianne. Je n’en ai pas pour longtemps…

Je restai bouche bée devant le ton sans réplique. Il n’y avait aucune tendresse dans sa voix, rien qui puisse faire croire qu’il s’adressait à sa femme, si ce n’est le nom. Je compris alors ce qu’avait voulu dire Madox en mentionnant que la situation de famille d’Alexis n’était pas aussi simple que je le croyais. Ses mains avides avaient maintenant rejoint mes hanches, entraînant ma jupe à la hauteur de ma taille. Son membre dur, appuyé sur mes fesses, ne me laissa aucun doute quant à la suite. Comprenant enfin que la situation allait dégénérer si je ne faisais rien, et n’ayant nulle envie de participer à une activité à laquelle je n’étais manifestement pas conviée, je me retournai brusquement pour lui dire ma façon de penser. Surpris par mon mouvement soudain, il se réveilla en sursaut. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il réalisa que ce n’était pas Marianne qu’il s’apprêtait à prendre avec aussi peu de délicatesse, mais la femme qu’il avait la responsabilité de protéger et qu’il prétendait exécrer. Profitant de sa stupeur, je lui glissai des mains et me levai en hâte, replaçant ma jupe. Je ne le regardai pas, ayant peur de ce que je verrais au fond de ses yeux étoilés.

Son moment d’égarement ne dura pas plus de quelques secondes. En silence, il roula les couvertures et les remit chacune dans leur sac respectif. Il fouilla ensuite dans le sien, à la recherche de vivres. Toujours sans un mot, Alexis me remit les quelques fruits secs qu’il avait trouvés avant de se tourner vers la maison. Il y entra et en ressortit bientôt en tenant le corps de la jeune femme. Sous mes yeux ébahis, il le fit simplement disparaître avant de répéter le même manège avec la dépouille de l’homme. Son regard, où se mêlaient tristesse et colère, me dissuada de demander qui étaient ces gens et où il les envoyait. Je ne doutai pas un instant qu’ils aient été des amis et songeai avec amertume que leur disparition m’était en grande partie attribuable.

Il revint de sa troisième et plus longue visite avec un sac débordant de nourriture. Je ne posai aucune question quand il me fit simplement signe de le suivre. Il reprit la route, toujours silencieux. Le voyage allait me sembler encore plus long aujourd’hui que tous les autres jours réunis.

Il devait être près de midi lorsque nous fîmes halte pour nous reposer. Nous cheminions à travers la forêt pratiquement depuis notre départ, tôt ce matin, et il me semblait que cette dernière n’avait pas de fin. J’entrevoyais parfois de hauts sommets à travers la cime des arbres, mais ceux-ci me paraissaient toujours aussi loin de nous, malgré nos progrès. Nous trouvâmes de l’eau pour nous désaltérer et mangeâmes une petite partie de ce qu’Alexis avait pu dénicher dans la maison des disparus. Le fait de ne pas pouvoir converser avec mon compagnon de marche m’obligeait à occuper mon esprit à autre chose, ce qui impliquait nécessairement de revivre des portions, souvent désagréables, de ma vie dans ces contrées, de m’inquiéter pour ma mère, mon frère et ma sœur, de m’interroger sur mon père, sur Kaïn, Wandéline et Mélijna, de spéculer sur l’avenir de la piètre relation amorcée entre Alexis et moi et je ne sais combien d’autres sujets encore, lesquels contribuèrent grandement à la chute libre de mon moral et de mes espoirs d’être un jour en paix avec moi-même, mon passé et mon avenir.

Nous reprîmes la route dans ce silence oppressant, et jamais après-midi ne me parut plus interminable et montagne plus lointaine que celle que je voyais à l’horizon. Lorsque le soleil commença sa descente, mes pieds souffraient le martyre, je ne sentais pratiquement plus mes jambes et la fatigue pesait sur mes paupières. Les nausées m’avaient accompagnée sans relâche, tout au long de la journée, résultat non seulement de ma grossesse, mais aussi de mon surmenage et de mon alimentation déficiente. Je fus bientôt incapable d’avancer et je m’effondrai d’épuisement, trop orgueilleuse pour rompre le silence entre mon protecteur et moi.

Alexis s’immobilisa au bruit que fit mon corps au contact du sol. Lorsqu’il se retourna, j’étais allongée, tremblante, les yeux clos. Je n’étais pas vraiment évanouie, mais je n’avais pas envie de l’en informer. Je le sentis s’agenouiller à mes côtés, cherchant d’abord mon pouls au poignet. « Il est inquiet ? Parfait, me dis-je. Peut-être daignera-t-il me porter davantage d’attention dans l’avenir au lieu de croire que j’ai la même endurance que lui. » Je ne désirais pas qu’il me traite comme une porcelaine de Chine, mais plutôt comme le requérait ma condition, je connaissais peu de femmes capables de marcher plus de douze heures durant, enceintes, fatiguées et sous-alimentées après des semaines de captivité, de viols et de poursuites. J’avais besoin d’un bon repas chaud, d’un cheval et d’un lit, un vrai… Le reste se perdit dans un brouillard confus que j’associai vaguement au sommeil.

 

La montagne aux sacrifices
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